Dans la riche palette d’expressions françaises, « avoir le bourdon » est une de celles qui interpellent par leur sonorité et leur symbolique. Elle évoque un sentiment de tristesse, une sorte de mélancolie, qui n’a, en apparence, aucun lien direct avec l’image d’un insecte bourdonnant dans nos jardins. Mais d’où vient alors cette expression, et comment en est-elle venue à signifier ce vague à l’âme, ce « blues » intérieur qui nous envahit par moments ? Plongeons ensemble dans l’histoire fascinante et quelque peu mystérieuse de cette formule qui, en apparence, ne fait référence qu’à un simple bourdon.
Que signifie l’expression « avoir le bourdon » ?
L’expression « avoir le bourdon » appartient au langage familier et signifie ressentir un coup de déprime, avoir le moral à zéro, ou encore broyer du noir. Cette image de tristesse profonde et d’abattement n’est pas unique à la langue française : d’autres langues et cultures possèdent des expressions similaires pour décrire cet état d’âme pesant. Par exemple, les anglophones parlent d’avoir « the blues » (le cafard), et les Hollandais disent qu’ils sont « dans le puits » (in de put zitten), une formule qui exprime cette impression d’être enfoncé dans une morosité quasi palpable.
Dans notre quotidien, « avoir le bourdon » peut être utilisé dans des phrases comme :
- « Ce soir, j’ai le bourdon, je ne sais pas pourquoi… »
- « Depuis quelque temps, il a souvent le bourdon, il n’arrive pas à retrouver le moral. »
Mais pourquoi utiliser un mot aussi sonore pour exprimer un sentiment de morosité ? Pour bien comprendre, intéressons-nous d’abord au sens du mot « bourdon ».
Que veut dire « bourdon » ?
En français, le mot « bourdon » revêt plusieurs significations qui, chacune à leur manière, pourraient inspirer cette expression. En effet, derrière ce mot se cachent plusieurs images qui, sans rapport direct entre elles, semblent toutes partager ce trait commun de pesanteur, de longueur ou de gravité. Explorons les principales définitions :
- Le bourdon, insecte hyménoptère : Cet insecte est un cousin de l’abeille domestique, mais il est plus imposant, avec un corps plus massif et velu. Le bourdon est surtout connu pour le son grave et continu que produisent ses ailes en vol. Ce bourdonnement incessant peut symboliser une sorte de bruit sourd, répétitif, pouvant rappeler l’état de mélancolie qu’est « avoir le bourdon ».
- Le bourdon, omission typographique : Dans le domaine de l’imprimerie, un « bourdon » désigne une omission accidentelle d’une partie de texte. Imaginez un texte sans certaines lettres, mots ou même phrases, créant une sorte de vide – une image qui se transpose parfaitement à l’idée d’une tristesse ou d’une mélancolie. Cette omission typographique, bien que technique, pourrait symboliser un sentiment de manque.
- Le bourdon, grosse cloche d’église : Dans l’architecture des cloches d’église, le « bourdon » désigne la plus grande et la plus grave des cloches, souvent réservée aux moments solennels ou de deuil. Le son profond et résonnant du bourdon évoque une certaine gravité, une solennité qui pourrait tout à fait se transposer dans l’expression de tristesse.
Ces trois sens différents du mot « bourdon » offrent chacun des pistes possibles pour expliquer pourquoi cette expression en est venue à exprimer la tristesse. Mais ces pistes ne font qu’effleurer la surface de cette formule unique.
D’où vient l’expression « avoir le bourdon » ?
Les origines de cette expression demeurent floues, et plusieurs théories coexistent pour tenter d’en expliquer la genèse. Voici les hypothèses les plus couramment avancées :
Hypothèse 1 : Le bourdonnement de l’insecte
La première théorie se base sur le bourdonnement incessant de l’insecte. Le son produit par les ailes d’un bourdon en vol est grave et constant, une sorte de ronronnement qui pourrait facilement être assimilé à une humeur maussade, pesante, voire oppressante. Ceux qui souffrent d’acouphènes, par exemple, peuvent témoigner de l’effet démoralisant qu’a un son constant et dérangeant. Ainsi, le bruit sourd du bourdon pourrait être la source de l’expression, évoquant une tristesse diffuse qui s’insinue dans les pensées et devient difficile à ignorer.
Hypothèse 2 : L’omission typographique
Dans le monde de l’imprimerie, un « bourdon » est une erreur de composition où des mots, voire des phrases entières, sont accidentellement omis. Cette idée de vide, de quelque chose qui manque, pourrait représenter une tristesse ou une absence ressentie dans notre état d’esprit. Un typographe qui, par accident, oublie une partie de texte importante pourrait, face aux conséquences de cette erreur, ressentir une forme de désespoir, « un bourdon » personnel. Cette interprétation nous fait imaginer que l’expression pourrait être née de cette sensation de manque et de vide que l’omission provoque.
Hypothèse 3 : La grosse cloche
Enfin, le troisième sens du mot « bourdon » fait référence aux cloches. Dans les grandes cathédrales, la plus grande et la plus grave des cloches est appelée le bourdon. Réservée pour les événements solennels ou tristes comme les enterrements et les moments de deuil, elle produit un son grave, pesant, et particulièrement solennel. Le retentissement lourd de cette cloche pourrait bien être à l’origine de l’expression, évoquant la lourdeur émotionnelle que l’on ressent lorsqu’on a « le bourdon ».
Autres significations possibles du mot « bourdon »
Plusieurs autres interprétations sont possibles. Par exemple :
- En musicologie, le terme « bourdon » désigne une note basse et continue, souvent jouée sur des instruments comme la cornemuse ou l’orgue. Cette note basse et prolongée, semblable au bourdonnement de l’insecte, pourrait facilement être associée à un sentiment de tristesse et de langueur, surtout lorsqu’elle est utilisée dans des mélodies lentes ou graves.
- Le bourdon du pèlerin : Le bâton de pèlerin, également appelé « bourdon », est souvent orné d’une pomme au sommet. Ce bâton, fidèle compagnon de route, était parfois source de mélancolie pour les pèlerins une fois leur voyage achevé, comme une sorte de vide ressenti à la fin d’une aventure. Il symbolise une présence rassurante qui, une fois disparue, laisse un sentiment de tristesse.
- Un lien avec le mulet : Le mot bourdon viendrait également du bas latin burdo, qui signifie mulet. Cet animal de bât, humble serviteur des pèlerins et des voyageurs, était souvent représenté comme un animal soumis aux travaux les plus durs, et donc associé à une vie triste et monotone.
Variantes de l’expression : Donner le bourdon
Tout comme on peut « avoir le bourdon », on peut également « donner le bourdon » à quelqu’un. Cette version de l’expression signifie transmettre un sentiment de tristesse ou de mélancolie à une autre personne, parfois simplement par son attitude ou ses paroles. Ce phénomène montre combien l’humeur est contagieuse et combien, sans même le vouloir, notre propre mélancolie peut affecter ceux qui nous entourent.
Des exemples de l’usage de « donner le bourdon » en contexte :
- « Arrête de te plaindre, tu me donnes le bourdon. »
- « Sa façon de parler de son passé triste finit par donner le bourdon à tout le monde autour de lui. »
Cette variante rappelle que la tristesse, à l’image d’un bourdon qui ne cesse de bourdonner autour de nous, peut également être transmise d’une personne à l’autre, créant un effet d’ombre sur l’humeur collective.
Un symbole intemporel de la mélancolie
Aujourd’hui, l’expression « avoir le bourdon » est solidement ancrée dans le langage courant, même si ses origines précises restent incertaines. Elle continue de symboliser cet état de tristesse passagère ou de mélancolie inexplicable qui, comme un bourdonnement, nous envahit parfois sans raison. Que l’expression puise ses racines dans le bourdonnement d’un insecte, l’erreur typographique ou la gravité d’une cloche d’église, elle nous rappelle à quel point le langage populaire sait exprimer avec poésie nos états d’âme les plus subtils.